25/10/2011

Carlton: bras de fer lillois

frederic fevre.jpegLe procureur Frédéric Fèvre a demandé le dessaisissement des deux magistrats instructeurs jeunes lillois. Polémique annoncée.


On connait l'affaire dite du Carlton qui mêle à Lille le proxénétisme aggravé, le blanchiment, l'hôtellerie de luxe, la politique, DSK, des patrons et même des gens du Pas-de-Calais, c'est dire. Bref, du croustillant. D'autant plus qu'un avocat connu et un policier régional de grande envergure se retrouvent également mis en examen.

Sur le devant de la scène, une juge d'instruction se trouve en première ligne. Stéphanie Ausbart, jeune femme brune sortie de l'Ecole de la Magistrature en 2000, s'occupe du volet disons "droit commun" de ce dossier tandis que Mathieu Vignau, autre magistrat instructeur, s'occupe du volet financier.

On sait depuis hier soir que, dans cette même journée de mardi, le procureur général de Douai a demandé le dépaysement du dossier à la chambre criminelle de la Cour de Cassation. Laquelle a 8 jours pour se prononcer. Le procureur Frédéric Fèvre confirmait hier soir que, "pour assurer l'impartialité et la sérénité dans ce dossier", il avait demandé le dessaisissement dès la semaine dernière car "à Lille, tous les magistrats connaissent cet avocat et ce policier". Il est vrai que les deux sont des personnalités lilloises incontournables. Il est vrai également que la Cour Européenne des Droits de l'Homme (CEDH) insiste régulièrement sur "l'impartialité objective et subjective des juges" qui ne doivent pas connaître les protagonistes d'une affaire.

D'ailleurs, depuis longtemps, en droit français, on parle de cette impartialité objective et subjective. Classiquement, les juristes parlent même de l'impartialité apparente: les juges ne doivent pas donner l'impression, même s'ils sont parfaitement objectifs, de ne pas l'être.

En face, Me Frank Berton, qui défend un des protagonistes qu'il présente comme un "lampiste", tonne: "Depuis le début de l'enquête, on sait qu'un avocat et des policiers peuvent être mis en cause! Le procureur ne l'ignorait pas, de même que les enquêteurs! En réalité, cette demande de dessaisissement intervient quand le coeur de l'affaire va être abordée!". Bref, pour Me Berton, le dépaysement du dossier intervient au moment même où des personnalités très importantes risquent d'être mis en cause. Le dossier sera-t-il enterré? C'est visiblement la crainte de Me Berton qui défend un homme d'affaires lié au Carlton et à l'hôtellerie lilloise.

Deux thèses antagonistes? En réalité, c'est un peu plus compliqué. Et, comme souvent, n'en déplaisent aux juristes, le droit est une science inexacte et très dépendante des rapports de force.

De très nombreux dossiers, qui mettaient en cause des juges, des policiers ou des avocats, n'ont pas été dépaysés de Lille. Deux exemples régionaux actuels suffisent à illustrer ce propos. A Béthune, un gros dossier, où un juge local a carrèment été mis en détention pendant quelques semaines, n'a pas été dépaysé de Béthune. Dans ce dossier, un responsable politique local, des hommes d'affaires, un juge, au moins un délinquant fiché au grand banditisme figurent parmi les mis en examen. Un autre dossier à Lille, où une avocate est mise en cause pour du blanchiment d'argent dans une affaire de stupéfiants, n'a pas été dépaysé non plus. Les exigences d'impartialité objective et subjective sont donc à géométrie variable.

En fait, il existe bien un bras de fer. Pas uniquement entre Me Berton et le procureur de Lille. Mais, apparemment, entre la juge d'instruction Stéphanie Ausbart et le parquet lillois. A deux reprises déjà, Stéphanie Ausbart a saisi directement le juge de la liberté et de la détention (JLD) alors que le procureur, traditionnellement plutôt du côté de la répression, ne la demandait pas. A noter que dans ces deux cas (l'avocat lillois et le policier) le JLD était lui-même hostile à la mise en détention provisoire.

Stéphanie Ausbart possède donc une image de juge inflexible qui fait peur à une certaine bourgeoisie locale. Arrivée à Lille en septembre 2010, auparavant substitut du procureur de Senlis, la jeune magistrate (qui enquête depuis avril dernier sur le dossier du Carlton) ne se trouvait pas jusqu'ici sur le devant de la scène. Mais, désormais, le bras de fer est entamé.

Didier Specq

Commentaires

Me Berton indique très justement que la mise en cause des auxiliaires de justice ne date pas d'hier et qu'on ne comprend pas pourquoi ce que le Parquet a accepté pendant des mois serait aujourd'hui inadmissible.

Dossier dépaysé ou pas, on ne voit pas comment le haut fonctionnaire de police pourra agir de façon crédible dans les autres dossiers, que ce soit vis à vis des juges ou avec ses subordonnés. C'est lui qui doit faire l'objet d'une mutation dans l'intérêt du service, dans le respect des droits attachés à la présomption d'innocence, et pas le contraire. Quant à l'avocat, vous indiquez qu'il n'est ni le premier, ni le seul à se trouver dans dans cette situation. On imagine son embarras s'il croise son juge d'instruction, mais le dépaysement du dossier n'y changera rien non plus.

Il ne faudrait pour autant pas occulter les problèmes de proximité que créée ce type de dossier, et pas seulement au sein du tribunal : certains sites évoquent des liens étroits entre toutes les sphères sociales, y compris entre le monde judiciaire et la presse régionale. Ne pas souscrire aux thèses parfois fantasmagoriques des extrémistes n'impose pas l'aveuglement.

Au final, il me semble qu'il faut pouvoir faire confiance au Juge d'instruction, qui a, de son plein chef, la possibilité, pour ne pas dire le devoir, de se dessaisir s'il estime que le contexte le lui impose. On espère aussi pouvoir faire (cette fois) confiance à la chambre de l'instruction, au cas où ce même juge d'instruction prendrait des décisions déraisonnables.

L'attitude du Parquet de Lille, dont on peut se demander s'il agit de sa propre initiative ou sur demande de la hiérarchie judiciaire, ne peut que confirmer que le Juge d'instruction a un rôle irremplaçable dans notre système pénal : laissons le travailler le plus sereinement possible.

Écrit par : Edouard d'Erf | 26/10/2011

Le parallèle avec le juge Pichoff est très bien vu. C'est édifiant.

Écrit par : aballain | 26/10/2011

Le parallèle avec le juge Pichoff n'est pas bien vu du tout, puisque, contrairement à ce qui est affirmé, le dossier a immédiatement été délocalisé. Il est actuellement instruit au TGI de Paris.

Écrit par : Frida | 28/10/2011

Curieux ce parallèle :

- la délocalisation n'a pas été si immédiate que ça.
- depuis la délocalisation, le dossier semble oublié, alors que le scandale potentiel dans la petite société locale était d'une importance beaucoup plus forte que les conséquences des galipettes crapuleuses du tout Lille.

Écrit par : Edouard d'Erf | 28/10/2011

La délocalisation du dossier Pichoff a été immédiate puisque dès l'ouverture d'information c'est un juge d'instruction lillois (et pas du tribunal ou il exerçait) qui a été saisi, et c'est le JLD de Lille qui a décidé de son incarcération. Ensuite le dossier est parti à Paris.

Et il n'est pas sûr que les petits arrangements avec la morale du juge Pichoff, et les modestes contreparties financières qu'il en tirait, soient potentiellement plus scandaleuses que le dossier en cours, dans lequel les sommes en jeu et l'envergure sociale des personnalité impliquées semblent sans commune mesure.

Écrit par : frida | 29/10/2011

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