13/06/2015
Pénalisation des clients...
Avec la conviction d'agir pour le bien, une partie de nos députés s'apprête à discuter d'un problème complexe. On nous permettra d'avoir des doutes.
Quand j'étais jeune journaliste, je suivais parfois des procès d'assises. Et, parfois, parmi les accusés, les victimes ou les témoins les plus importants, il y avait un homosexuel ou une homosexuelle. J'écoutais les experts psychiatres qui, avec leur bonne conscience habituelle, exprimaient des "vérités" sur les protagonistes homosexuels en les assaisonnant de termes scientifiques ou présumés tels.
A l'époque, les "invertis", comme on les appelait parfois, ne pouvaient pas être heureux, normaux, intelligents, indépendants. Forcément, c'était un drame d'être homosexuel et il fallait les guérir de cette orientation sexuelle. Il y avait une norme hétérosexuelle, l'homosexualité était, sinon un "fléau" comme le disait certains députés, du moins un gros problème qui expliquait bien des déviances. Bref, avec une bonne conscience absolue, les experts psychiatres exprimaient des opinions qui, trente ans plus tard, auraient été considérées comme des propos discriminants passibles des tribunaux.
Vous devinez, chers lecteurs, que, à quelques années de distance, j'ai vu parfois les mêmes experts psychiatres, un peu vieillis mais toujours écoutés poliment par les magistrats et les jurés des assises, tenir des propos parfaitement contradictoires avec ceux qu'ils tenaient dans le passé... Mais toujours de façon aussi péremptoire!
Inutile de dire qu'à l'époque, il était certes difficile de prévoir qu'un jour les homosexuels pourraient se marier comme les autres couples et, par exemple, adopter un enfant.
Sur les prostituées, j'ai la même impression aujourd'hui. Les esprits les plus doctes nous expliquent qu'une prostituée (ou un prostitué) ne peut être heureuse, normale, intelligente, indépendante. Forcément, c'est un drame d'être une prostituée et il faut remettre dans le droit chemin la jeune femme qui serait tentée de vivre de ses charmes. Et, surtout, il faut passer sous silence les prostituées qui ne se plaindraient pas de leur situation. On l'a encore vu dans l'affaire dite du Carlton.
Les quatre prostituées qui racontent leur drame sont seules dignes d'écoutes. On n'évoque pas les autres prostituées qui, dans le dossier dit du Carlton, disent qu'elles ne se plaignent de rien. On ne les interroge pas, on ne les entend pas à l'audience, elles n'existent pas. Et, bien entendu, les magistrats évoquent avec beaucoup de prudence à l'audience le fait que certaines de ces quatre jeunes femmes vivent de la prostitution depuis un certain temps et, le lendemain des rencontres avec DSK et ses amis, se promenaient parfois avec eux dans les musées et les parcs de Washington. On dînait avec eux, on visitait les locaux du FMI et on prenait en photo les petits écureuils familiers des jardins publics. D'ailleurs, les quatre, à la fin de l'audience, on annoncé qu'elles retiraient leur constitution de parties civiles et leurs demandes financières à l'égard de DSK. "Détail" passé presque inaperçu.
Peut-on prétendre que ces jeunes femmes n'ont pas vécu de drames, de contraintes, de malheurs dans leur vie de prostituées? Certainement pas. On prétend ici simplement que les choses de la vie sont parfois un peu plus complexes que les simplifications à outrance.
Les députés s'apprêtent donc à voter la pénalisation des clients et, avec une certaine naïveté, assurent oeuvrer pour l'abolition de la prostitution (on doit dire désormais "système prostitueur" pour faire plus chic et scientifique).
Soyons clairs. Aujourd'hui, d'après la loi, une prostituée ne peut avoir un ami (à tout moment, on risque de l'accuser d'être un proxénète si elle lui offre par exemple un repas au restaurant), un bailleur (s'il sait qu'elle se prostitue dans l'appartement qu'il lui a loué, il est juridiquement un proxénète), un local (pour les mêmes raisons), une aide (une amie lui aurait prêtée une camionnette, elle serait proxénète), une chambre discrète dans un hôtel, un chauffeur de taxi régulier, etc, etc... Avec la Suède et l'Albanie, la France est la seule nation européenne à être aussi rigoureuse.
Aujourd'hui, outre le racolage puni, il faudrait donc ajouter la pénalisation du client. Autrement dit, la rencontre avec le client, qui s'effectue plus ou moins discrètement sur le bord d'un trottoir ou par internet, s'effectuera encore plus clandestinement dans les fourrés d'un parc éloigné, derrière un mur de friche industrielle, dans un hôtel borgne...
Bref, la fragilisation encore plus intense des prostituées exerçant en France devrait les "libérer" de la prostitution et de ceux qui les exploitent. Question: à votre avis, qui se trouve le plus sous la coupe des proxénètes? Une prostituée exerçant librement sa profession dans un appartement protégé par la police comme en Belgique ou une prostituée rencontrant ses clients clandestins au détour d'une zone industrielle? Quelle prostituée, en Belgique ou dans la clandestinité, est le plus concrètement capable d'imposer à ses clients le préservatif?
A ce propos, les partisans de la pénalisation des clients brandissent des chiffres non vérifiés. Tous disent, avec un bel ensemble, que les prostituées en France dépendent à 90% de réseaux criminels. Ce chiffre ne repose sur rien: on ne connaît même pas en France le nombre de prostituées, celles qui exercent par internet, celles qui se prostituent occasionnellement. Comme si un mensonge (90% de prostituées tenues par un réseau criminel) devenait une vérité pour peu qu'il soit répété suffisamment souvent!
Inutile de dire que personne ne demande aux perroquets qui répètent cette proportion chiffrée de 90% pourquoi ils ne se précipitent pas à la police judiciaire pour lui communiquer leurs précieux renseignements qui leur permettent d'être aussi précis. Car, bien entendu, la police et la gendarmerie, qui au delà des paroles, traquent effectivement les trafiquants criminels de prostituées, ne sont pas consultées sur ce sujet...
Je ne sais pas si au final la pénalisation du client passera en France. J'ai en effet de la difficulté à comprendre comment, juridiquement parlant ou devant une cour européenne, on pourra se justifier et condamner les clients d'une activité par ailleurs légale...
Toutefois, une chose semble sûre: la condamnation des clients ne protégera pas les prostituées et contribuera à les fragiliser. Mais, que voulez-vous, on aime en France les grandes phrases genre "abolition de la prostitution". C'est vrai qu'étudier les réponses pragmatiques apportées par exemple par la Belgique ou l'Allemagne, c'est tellement compliqué...
Didier Specq
09:16 Publié dans Affaire Carlton, Justice, prostitution | Lien permanent | Commentaires (2)
Commentaires
Rien de mieux qu'un homme pour expliquer ce qui est bien pour les femmes.
Écrit par : FdL | 14/06/2015
FdL,
Vous savez, celui qui a de loin le mieux parlé à l'audience de la souffrance des prostituées, c'est un homme de 85 ans, diacre de l'église catholique et responsable lillois du Nid, alors...
Amicalement. Didier Specq
Écrit par : didier specq | 17/06/2015
Les commentaires sont fermés.