Péripéties judiciaires

C'est André Gide qui répétait toujours: "l'enfer est pavé de bonnes intentions". Il entendait ainsi critiquer les "romans à thèses" qui, à trop vouloir démontrer, finissent par ne plus être crédibles tant l'auteur charge la barque avec ses affirmations pesantes. Karl Marx, avant Gide, expliquait la même chose en désignant les romans de Balzac comme une excellente analyse de la réalité sociale française de l'époque alors que l'auteur de la "Comédie Humaine" était plutôt réactionnaire.

Mais l'enfer est également parfois pavé de bonnes intentions dans le monde merveilleux des gens sûrs de défendre la cause des femmes. Exemple: la loi sur le harcèlement qui vient d'être abrogée par le Conseil Constitutionnel.

D'abord, petit rappel, tout commence en juillet 92. Alors que Pierre Bérégovoy est premier ministre, la majorité vote une loi créant le délit de harcèlement sexuel ainsi défini: "le fait de harceler autrui en usant d'ordres, de menaces ou de contraintes, dans le but d'obtenir des faveurs de nature sexuelle, par une personne abusant de l'autorité que lui confèrent ses fonctions".

Tout ça semble assez bien cerné. Bien sûr, les autres délits (agressions sexuelles, attouchements, menaces sous condition, abus sexuels par personne ayant autorité, injures sexistes, appels téléphoniques malveillants, chantages, violences, etc) existent toujours. Le nouveau délit, en parlant des fonctions, vise bien sûr la hiérarchie dans le monde du travail.

En fait, peu de condamnations vont être obtenues sur la base de ce nouveau délit. Est-il trop vague? Entre-t-il en concurrence avec les autres délits cités plus haut? Les preuves sont-elles difficiles à rassembler? Un peu de tout sans doute. On notera que les autres délits ont sans doute plus besoin d'éléments tangibles incontestables pour être "constitués" et entraîner une condamnation.

En juin 1998, alors que Lionel Jospin est premier ministre, on ajoute à cette loi, pour élargir son application, le corps de phrase suivant: "ou en exerçant des pressions graves". Mais cette loi reste peu utilisée. Est-elle trop vague déjà? Qu'est-ce qu'une pression? Où commence-t-elle?

En tous cas, en 2002, peu avant l'échec de Lionel Jospin aux élections présidentielles, une modification radicale intervient. Cette fois, on retire presque tout et ça devient: "le fait de harceler autrui dans le but d'obtenir des faveurs sexuelles". Comme le chantait, dans un tout autre contexte, Léo Ferré: "Y'a plus rien".

Je donnerais cher pour connaître les interventions des députés à cette époque pour justifier une définition aussi vague. On imagine aisément les déclarations indignées, les dénonciations vertueuses, les postures moralisantes. Bref, du bla-bla et pas de propositions concrètes. A lire cette loi, on remarque illico qu'un amoureux qui téléphone dix fois à sa dulcinée ou qui danse un peu trop collé dans une boîte de nuit pourrait tomber sous le coup de la loi. "J'aimerais faire l'amour avec toi" chantait Michel Polnareff vers 1967. Il faudrait que l'artiste ne le répète pas trop souvent.

La loi pénale est d'application stricte. Autrement dit, le justiciable doit savoir ce qui lui est interdit concrètement. Saisi par l'avocate d'un homme politique présumé harceleur, le Conseil Constitutionnel a donc abrogé cette loi bien trop imprécise.

Le Conseil Constitutionnel pouvait-il décider d'une abrogation différée dans l'attente du vote d'une nouvelle loi? A priori, non dans la mesure où une nouvelle loi sera radicalement différente de la loi abrogée. Il est vrai que, dans le cas de la loi abrogée, on pouvait difficilement plus vague. Quant aux versions anciennes, elles ont été annulées par la nouvelle loi qui vient d'être abrogée.

D'après certaines informations (Libération), il n'y aurait "que" 80 dossiers en cours dans l'ensemble des tribunaux français. Rappelons que la justice française compte 154 tribunaux de grande instance. La moitié d'un dossier par TGI, c'est peu.

Plusieurs associations, depuis longtemps, avaient souligné les carences de cette loi bizarre. Mais les bonnes intentions ont semblé suffisantes...

Didier Specq