10/07/2012

Chagrin, pitié et interrogations...

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Une simplification succède à une autre...

On s'imagine mal, aujourd'hui, à quel point, dans l'atmosphère du gaullisme finissant au tout début des années 70, le film "Le chagrin et la Pitié" (rediffusé intégralement ce soir sur Arte) fut un choc.

Implacable, ce long documentaire en noir et blanc "démontrait" à quel point l'unanimisme gaulliste autour de la Résistance était faux. Tout ça tombait très bien puisque, justement, à ce moment-là, le mythe du vieux général était singulièrement abîmé. Dans le même temps, l'ORTF, qui l'époque regroupait toute la télévision française, était accusé d'avoir censuré le film. C'est dans les salles de cinéma que le film de Marcel Ophuls rencontrera le succès.

Une fois pour toutes, ce film est devenu le symbole d'une certaine médiocrité française et Clermont-Ferrand, ville où l'essentiel du documentaire est tourné, devenait une ville frileusement "collabo" pour l'essentiel.

Toutefois, deux grandes voix (entre autres) s'opposent à cette simplification qui fait succéder l'image d'une France enfoncée dans la collaboration à une France unanimement sympathisante de la résistance.

D'abord, celle de Simone Veil. On conviendra que les propos de cette ancienne déportée et ancienne ministre doivent être écoutés avec attention. A l'époque, Simone Veil siège au conseil d'administration de l'ORTF et elle s'oppose vivement à l'achat du film. Comment? Une ancienne déportée, une responsable politique, une Juive? Comme cette femme peut-elle s'opposer à ce film qui dénonce la collaboration des uns et l'extrème-prudence des autres?

Simone Veil: "Les producteurs nourrissaient le projet de vendre leur film à la télévision où il serait passé avant sa sortie en salles. Sûrs de leur fait, soutenus par de nombreux médias et accompagnant la vague d'une opinion publique largement acquise à leur cause, ils nous en demandèrent un chiffre astronomique qui nous laissa pantois".

Et Simone Veil ajoute que, vingt ans après les années 50, la tendance a totalement changé: "Désormais, les jeunes se montraient ravis qu'on leur dise que leurs parents s'étaient tous comportés comme des salauds, que la France avait agi de façon abominable, que pendant quatre ans la dénonciation avait été omniprésente et qu'à l'exception des communistes, pas un seul citoyen n'avait accompli le moindre acte de résistance".

Ces propos de Simone Veil apparaissent dans son livre "Une vie" publiée en 2007 chez Stock. Visiblement, celle qui rédige alors ses mémoires n'a rien oublié de la polémique de l'époque. Mais elle fustige le film.

Et à Clermont-Ferrand, que se passait-il vraiment? Une autre grande voix l'évoque dans ses mémoires: il s'agit de Claude Lanzmann qui en parle dans son beau livre "Le lièvre de Patagonie" paru en juin 2009. On conviendra que ce résistant, ce compagnon de Simone de Beauvoir et de Jean-Paul Sartre, ce cinéaste auteur du film Shoah mérite lui-aussi d'être écouté.

Et, bien, justement, Claude Lanzmann était lycéen à Clermont-Ferrand. Au lycée, il continue ses études alors que tout le monde le sait Juif. Même chose pour son copain Freiman. Si ce dernier a des ennuis avec ses condisciples, c'est parce qu'il est trop brillant dans ses études.

Claude Lanzmann et sa camarade Hélène passent leur temps à jouer les faux amoureux et, très vite, tout en s'embrassant, convoient des armes dans leurs cartables et valises. Un jour de l'été 42, Freiman, juif étranger, est raflé. Le père de Claude Lanzmann fournit alors des faux papiers à Claude et Hélène car tous savent que la distinction entre Juifs français et Juifs étrangers ne va plus s'effectuer. D'où ce père obtient ces faux papiers? Parce que, à l'insu de ses propres enfants, il est membre d'un autre réseau de résistance sur la même ville. Les fausses cartes d'identité correspondaient à de vrais identités et des employés municipaux avaient authentifié ces falsifications. Personne ne connaît les noms de ces héros anonymes qui risquaient gros.

Le groupe de jeunes résistants (où se trouve Lanzmann) dépend des jeunesses communistes. Après la guerre, Lanzmann se rendra compte que son prof principal au lycée milite activement dans un autre réseau de résistance. Ajoutons que ces jeunes qui passent des armes sans arrêt (toutes prises sur des Allemands agressés ou tués) se livrent à une activité dangereuse. Baccot, un surveillant d'internat du lycée, va se faire prendre et, poursuivi et sur le point d'être pris par la Gestapo, va se suicider sur la place centrale de Clermont-Ferrand en se faisait sauter la cervelle avec son pistolet.

Que reste-t-il de ces épisodes dans le film d'Olphus? La mort de Baccot par exemple? Claude Lanzmann: "Il y a une brève allusion à sa mort dans le Chagrin et la Pitié: interrogés à la va-vite, deux pions retraités qui ne surent jamais rien de la résistance au lycée Blaise-Pascal ni d'une façon plus générale à Clermont-Ferrand ont gardé un vague souvenir de l'affaire Baccot".

Et Lanzmann d'ajouter:"Je m'en suis plusieurs fois ouvert à mon ami Marcel Olphus qui n'y peut rien puisque, s'il est absolument le réalisateur, ce n'est pas lui qui a mené l'enquête préparatoire. Mais faire de Clermont-Ferrand, comme le propose le film, une ville symbole de la collaboration est une hérésie: Clermont-Ferrand, où l'université de Strasbourg était repliée, fut au contraire un haut-lieu de la résistance en Auverge et en France".

Didier Specq

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