17/08/2011

La preuve par le groupe

groupe.jpegIl arrive qu'un dossier grave manque totalement d'indices matériels et que les témoignages humains soient minces. Reste alors un mode de preuve peu connu: la preuve par le groupe. A manier avec précautions.


L'affaire, racontée aujourd'hui dans Nord-Eclair (du 17 août), est grave. Une quinzaine de jeunes gens, tous Africains selon les témoins, s'en prennent à un autre groupe de jeunes, tous d'origine nord-africaine. Brahim, un jeune homme jamais condamné et très dépressif, se retrouve isolé au bas de chez lui, le 13 août vers 0 h 30, au bas de son immeuble à Villeneuve d'Ascq.

Il est pris à partie sans qu'on sache s'il fait réellement partie du groupe des "Nord-Africains". Il s'enfuit. Une quinzaine d'individus le poursuivent qui sont armés, selon les témoins, de barres de fer et de matraques. Après deux cent mètres de course-poursuite, Brahim est rattrapé, injurié, molesté, tabassé. Bilan: des hématomes sur tous le corps et le visage, des plaies saignantes, plusieurs dents cassées, etc. Des témoins appellent la police.

Un peu plus tard, les policiers interpellent non loin de là un groupe de six personnes d'origine africaine qui disent revenir de la mosquée. Elles peuvent avoir fait le coup; l'une des six personnes a été condamnée déjà, malgré ses 22 ans, à 19 reprises y compris pour des violences, des menaces et des vols aggravés. Le récidiviste est reconnu par deux témoins. Il nie formellement.

Sur les cinq autres, deux sont mis hors de cause faute de reconnaissances suffisantes. Les trois autres, jamais condamnés, sont retenus dans les liens de la prévention, pour reprendre le jargon judiciaire, car ils sont reconnus par deux ou trois témoins. Le trio affiche un casier judiciaire parfaitement immaculé. Un seul, qui se présente comme footballeur professionnel (au chômage) en Angleterre, est reconnu aussi par la victime: "Plusieurs me tabassaient, j'étais recroquevillé sur le sol, je fermais les yeux, je n'ai vu que lui au départ" explique Brahim.

Résumons: quatre prévenus en comparution immédiate le 16 août tard dans la soirée devant la chambre correctionnelle présidée par Jacques Huard et les quatre nient mordicus: "on était ensemble, mais on n'a rien fait" assurent-ils en choeur.

Les faits sont graves: "un petit lynchage raciste" selon Me David Pawletta qui intervient pour la partie civile. "Une meute assoiffée de vengeance" pour la procureure Virginie Gérard. Pour Me Pawletta, le contexte est clair: "Mon client a été tabassé uniquement parce qu'il est supposé faire partie d'un groupe de jeunes Arabes et, en face, on est solidaire dans un groupe uniquement composé de jeunes gens de la même communauté". Un des prévenus dément à la fin de l'audience: "Nous ne sommes pas racistes. D'ailleurs, on fréquente une mosquée où il y a plein d'Arabes".

L'affaire est curieuse aussi en raison de l'absence étonnante et totale d'éléments matériels à charge: pas d'armes saisies sur le groupe des interpellés, pas de plaies ou de sang sur les mains ou les chaussures, pas de vêtements déchirés, rien. On a bien ramassé un pied de biche sur les lieux du tabassage mais, comme l'instrument a été manipulé par de nombreuses personnes, aucune trace d'ADN ne serait probante.

Restent des témoignages. "Sûrs" selon l'accusation et la partie civile qui soulignent que les témoins sont objectifs puisqu'ils ne sont même pas de Villeneuve d'Ascq, qu'ils se trouvaient là par hasard dans un immeuble surplombant la scène et qu'ils n'ont rien à voir avec l'un des groupes en présence. "Moins sûrs", selon Me Delphine Sion et Me Charles Lecointre, qui, en défense, pointent des contradictions.

Reste donc la preuve par le groupe: les quatre étaient ensemble et leurs dénégations solidaires finissent par les plomber tous puisque l'un d'entre eux au moins (le footballeur) est reconnu formellement y compris par la victime. Jugement prononcé sous haute-tension dans la salle d'audience: 2 ans de prison (auxquels il faut ajouter un sursis d'un an qui saute) pour le récidiviste et 6 mois de prison pour les trois autres. On verra si un appel est interjeté.

Didier Specq

Commentaires

Cher Monsieur

Je viens de lire avec beaucoup d’intérêt votre article du 17 août intitulé : « la preuve par le groupe ». Cet article m’a interpellé pour au moins deux raisons : la première est que je connais Brahim « ce jeune homme jamais condamné et très dépressif ». La seconde est qu’en toute humilité je pense devoir vous dire que je vous ai connu plus inspiré dans vos livraisons précédentes.

Je ne suis pas journaliste et je le regrette ; mais, en tant que Professeur des Universités, je pense avoir quelques compétences pour au moins poser la question de l’éthique et de la responsabilité du journaliste dans une affaire ou (pour reprendre une de vos formule : livraison du 06/08) « les faits, au fond, sont simples ».

En effet, vous laissez entendre par votre titre, mais également par votre accroche (premier paragraphe), que dans l’affaire qui nous concerne le dossier serait grosso modo vide et que le tribunal et madame la procureure Gérard auraient inventé un nouveau mode de preuve : « le fait de relever d’un groupe ». Je m’interroge aujourd’hui (et je reste persuadé que je continuerai de m’interroger à l’avenir) sur ce qui a motivé le ton de votre papier et surtout sur votre étonnant et inhabituel manque de clairvoyance quant à une affaire grave mais judiciairement extrêmement simple.

Il n’est pas nécessaire de revenir en détail sur l’ensemble des éléments de votre papier que je trouve peu fondés voir parfois choquants. Mais je vais, dans ce qui suit, en reprendre un certain nombre parmi les plus significatifs :

- vous écrivez : Brahim a été rattrapé, injurié, molesté (?) tabassé. Non ! Mr Specq : un simple regard sur le visage de Brahim vous suggérera qu’il n’a pas été molesté (même tabassé me semble trop faible). Brahim a été lynché comme l’a précisé son avocat et comme en a également convenu Mme la procureure… Par ailleurs, il n’a pas plusieurs dents cassées. Il a perdu l’essentiel de ses dents de devant ce qui aujourd’hui impacte même sur sa façon de parler.

- vous jugez que l’affaire est curieuse en raison (je vous cite) de l’absence étonnante et totale d’éléments matériels à charge. Je ne suis pas expert en lynchages collectifs. Mais je puis vous assurer que lorsque 15 individus s’acharnent contre un jeune sans défense, chétif (et pour reprendre une expression de jeunes justement, que j’ai entendue sur place) « qui pèse à peine 40 kg tout mouillé », il n’y a généralement ni plaies, ni de sang sur les mains et les chaussures des bourreaux. C’est sur celles de la victime qu’il y en a… et en l’espèce, sur Brahim, il y en avait en quantité plus que suffisante ;

- lorsque vous insinuez que Brahim s’est retrouvé isolé en bas de chez lui et que vous écrivez « il est pris a partie sans que l’on sache s’il fait réellement partie du groupe de nord africains… », vous suggérez de facto qu’il faisait partie de ce groupe. Or, le lynchage de Brahim a eu lieu plusieurs heures après les évènements que vous relatez. Brahim a été lynché uniquement parce qu’il a (eu) la mauvaise idée d’être maghrébin et de se trouver par hasard en bas de son immeuble. Autrement dit, les 15 barbares qui l’ont lynché ne se sont même pas posé la question de savoir s’il faisait ou non partie de la bande de « nord africains » que vous évoquez ;

- vous résumez par ailleurs en donnant des précisions sur le moment de la comparution immédiate : tard dans la soirée… suggérant peut être que les choses se sont faites trop vite et donc qu’elles ont été certainement bâclées. J’aurais aimé pour ma part que, par honnêteté envers vos lecteurs vous ayez eu l’amabilité de préciser que pour vous : 18 heures, c’est tard dans la soirée (ce sont les résultats des délibération qui ont effectivement été livrés tard dans la soirée) ;

- enfin, votre passage sur «le pied de biche » retrouvé sur les lieux du tabassage relève au minimum d’une certaine légèreté journalistique (et si vous n’étiez pas celui que vous êtes, j’aurais osé dire supercherie). En effet, le pied de biche n’a pas été trouvé sur les lieux de l’agression, mais bel et bien entre les mains des agresseurs et prévenus. Plus fondamentalement, et pour revenir à votre propos, il me semble que le fait que le pied de biche ait été manipulé par de nombreuses personnes ne préjuge aucunement du caractère non probant des traces ADN qui auraient pu y être découvertes. Mais je pourrais aller plus loin dans le cynisme en vous demandant plus simplement : « depuis quand, selon vous, la police française fait-elle des tests ADN dans des affaires comme celle qui nous concerne ici ? «
Si Brahim avait succombé sous les coups de ses agresseurs, ce qu’il n’a pas eu la courtoisie de faire (et j’en suis heureux), je peux vous garantir que les traces ADN auraient été analysées et qu’elles auraient été probantes…

Mais au delà de ces quelques remarques générales, ce que je trouve le plus choquant dans vos propos, c’est que vous balanciez d’un revers de mains le témoignage de la victime, mais aussi et surtout celui de 2 OU 3 témoins. Je souligne au passage l’importance de la conjonction qui, par elle-même, laisse entendre que finalement l’existence de témoins n’apporterait rien à l’affaire… Si vous permettez donc, je vous confirme qu’il n’y avait pas 2 ou 3 témoins mais 3 exactement ! Devant un tribunal, Mr Specq, on n’est pas reconnu par deux ou trois témoins. Soit on est reconnu par 2 témoins, soit on est reconnu par trois témoins. C’est l’un ou l’autre pas les deux à la fois. Et ce sont bien ces témoins qui ont eu le courage et la diligence d’appeler la police.

Je me permettrai également de vous signifier que j’ai des doutes sur la validité de la construction que vous opérez pour introduire votre concept de « preuve par le groupe ». Il me semble en effet que cette construction ne tient plus dès lors (et je vous cite) qu’au moins deux membres du groupe en question ont quand même été libérés faute de preuves suffisantes (à moins que votre concept de groupe ne soit un concept à géométrie variable).

Au final Mr Specq, je considère que dans cette affaire, au lieu de remettre en cause implicitement le travail du tribunal, il y a lieu de se féliciter de deux choses :
- d’abord du civisme et du courage rares des deux ou trois témoins que vous évoquez. Et vous n’êtes pas sans savoir que dans ce genre d’affaires (et dans ce genre de quartier) les témoins préfèrent en général se taire par peur des représailles ;
- ensuite du travail et de la détermination tant de Maître David Pawletta que de Madame la Procureure Virginie Gérard. Parce que, là aussi, vous n’êtes pas sans savoir qu’habituellement, ce genre d’affaires n’aboutit à aucune condamnation du fait même de l’emprise des groupes et des bandes sur les quartiers (et plus généralement). Il suffit d’assister au débat et de se balader dans le tribunal pour percevoir les manoeuvres d’intimidation qui ont été nombreuses

Écrit par : Camal G | 19/08/2011

Cher professeur d'université anonyme,

Je ne mets pas du tout en cause le travail du tribunal, je dis simplement qu'il n'y avait pas de preuves matérielles intangibles. A partir du moment où les reconnaissances par les témoins et (pour l'un des agresseurs) par la victime sont incontournables, les quatre tombent tous puisque les quatre nient tout et disent tous qu'ils sont restés ensemble. Il n'y a aucune critique dans cette constatation.

Je vous rappelle que les quatre agresseurs, puisqu'ils nient tout et ont annoncé vouloir interjeter appel, restent présumés innocents ce qui oblige le journaliste que je suis à une certaine prudence.

Amicalement. D.S.

Écrit par : didier specq | 19/08/2011

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