23/03/2013
Chanteloup-les-vignes: une frontière est franchie...
C'est l'histoire d'une petite crèche et d'une grosse fracture.
Un principe fondamental de neutralité a-t-il été rompu? Les religieux sont-ils de retour en imposant leur mode de vie dans l'espace public des autres et, tout particulièrement, celui des enfants?
C'est l'histoire d'une crèche ouverte 7 jours sur 7 à Chanteloup-les-vignes, Yvelines. Une crèche associative. En décembre 2008, Fatima X. revient travailler après 5 années d'absence: un congé de maternité suivi d'un congé parental. La salariée de la crèche annonce son intention de garder dorénavant son foulard pendant son travail avec les enfants. La directrice refuse et invoque le règlement intérieur qui parle de "neutralité philosophique, politique et confessionnelle". Fatima X. ne cède pas. Elle est licenciée. Plainte.
En décembre 2010, le conseil des prud'hommes de Mantes-la-jolie justifie le licenciement pour faute grave. La Cour d'Appel de Versailles confirme et explique que "les enfants, compte-tenu de leur âge, n'ont pas à être confrontés à des manifestations ostentatoires d'appartenance religieuse". Le licenciement, pour la Cour d'Appel, n'a donc "pas de caractère discriminatoire".
La Cour de Cassation vient d'annuler les deux premiers jugements contrairement à l'avis du parquet. Pour ces magistrats éminents, le principe de la laïcité n'est pas applicable à des employés du secteur privé s'ils ne gèrent pas un service public.
Mais une crèche, c'est en quelque sorte un service public et l'accueil des enfant suppose une neutralité minutieuse? Non, pour la Cour de Cassation, c'est un secteur privé avec une visée d'intérêt général. Sans plus.
Bien sûr, l'étonnement est grand dans le monde associatif. Et -pourquoi ne pas le dire?- aussi dans le secteur purement privé. Ainsi une salariée va pouvoir dorénavant adopter le foulard, considéré ailleurs comme un signe religieux ostentatoire, y compris pour l'accueil des enfants ou du public.
Cependant, comme d'autres griefs existent à l'encontre de Fatima X. (griefs que la Cour d'Appel de Versailles n'a pas examinés en s'en tenant à la question du foulard), le dossier est renvoyé à la Cour d'Appel de Paris pour y être rejugé.
D'ores et déjà, la Cour de Cassation a rompu un principe au coeur de la société française: l'espace public au sens large, l'accueil dans les organismes "d'intérêt général" ou d'intérêt privé, les commerces, etc, impliquaient un principe de neutralité respectant aussi bien les autres croyances, que les croyances partielles et que les incroyances. La Cour a méconnu ce principe. Et, sur cette question, le peuple français risque fort d'avoir une opinion générale très différente de celles des magistrats de la Cour de Cassation. Un enfant, dans le cas qui nous occupe, n'aurait pas droit à la neutralité et à la discrétion des opinions lorsque ses parents le confient à une crèche. On en reparlera, c'est sûr.
Didier Specq
01:26 Publié dans discrimination, Justice | Lien permanent | Commentaires (3)
Commentaires
Faut-il vraiment critiquer la Cour de cassation ?
Au lendemain de l'arrêt rendu par la chambre sociale, les critiques fleurissent à l'encontre des magistrats de la chambre sociale de laCour de cassation : M Valls (reconnaissant au passage sortir de ses fonctions mais s'exprimant dans ce cadre devant les députes), Mme Bougrab, Mme Vallaud-Belkacem... Chacun y va de son regret et, déjà, l'encre de l'arrêt à peine sèche, voilà qu'à l'instar de M Ciotti, il est question de légiférer, à chaud, dans l'urgence...
Mais que dit la Cour de cassation ? Elle dit ceci :
"Attendu que le principe de laïcité instauré par l’article 1er de la Constitution n’est pas applicable aux salariés des employeurs de droit privé qui ne gèrent pas un service public ; qu’il ne peut dès lors être invoqué pour les priver de la protection que leur assurent les dispositions du code du travail ; qu’il résulte des articles L. 1121-1, L. 1132-1, L. 1133-1 et L. 1321-3 du code du travail que les restrictions à la liberté religieuse doivent être justifiées par la nature de la tâche à accomplir, répondre à une exigence professionnelle essentielle et déterminante et proportionnées au but recherche".
Est-ce vraiment choquant ? Historiquement, la laïcité est un principe ayant pour objet d'éviter que l'Etat ne soit, dans son action, guide par une motivation de nature spirituelle, théologique, ou, philosophique. L'idée est donc de séparer la chose publique (la conduite des affaires de la cité) des affaires privées. De ce point de vue, l'interprétation de la Cour de cassation n'a rien de choquant : la crèche relève du secteur privé et non du secteur public.
Est-ce à dire que les enfants au sein de cette crèche, et, demain au sein d'autres crèches, ne pourront voir leur éveil se faire sur fond de neutralité à l'abri de toute controverse philosophique ou religieuse ? Ce n'est pas ce que dit la Cour de cassation qui admet que les restrictions à la liberté religieuse pourvu qu'elles soient justifiées par la nature des tâches à accomplir et proportionnés au but recherche. Cette position n'est rien d'autre que l'application d'une règle constante : les libertés doivent se concilier entre elles, aucune ne doit prendre le pas sur une autre. Cette conciliation suppose, dans le cas de la crèche de Chanteloup-les-Vignes, qu'un soin particulier soit apporté à la rédaction du règlement intérieur qui est l'acte charge de concilier les différentes libertés dans l'espace privé.
Or, c'est précisément cette rédaction -semble-t-il critiquable- qui a conduit la Cour de cassation à considérer que, dans le cas de le crèche dite Baby Loup, et dans ce cas seulement, que la conciliation des libertés n'était pas assurée : "Qu’en statuant ainsi, alors qu’elle avait constaté que le règlement intérieur de l’association Baby Loup prévoit que « le principe de la liberté de conscience et de religion de chacun des membres du personnel ne peut faire obstacle au respect des principes de laïcité et de neutralité qui s’appliquent dans l’exercice de l’ensemble des activités développées par Baby Loup, tant dans les locaux de la crèche ou ses annexes qu’en accompagnement extérieur des enfants confiés à la crèche », ce dont il se déduisait que la clause du règlement intérieur, instaurant une restriction générale et imprécise, ne répondait pas aux exigences de l’article L. 1321-3 du code du travail et que le licenciement, prononcé pour un motif discriminatoire, était nul, sans qu’il y ait lieu d’examiner les autres griefs visés à la lettre de licenciement, la cour d’appel, qui n’a pas tiré les conséquences légales de ses constatations, a violé les textes susvisés ;".
Si, comme tout à chacun, un ou plusieurs magistrats peuvent se tromper, force est de constater que ce n'est pas le cas ici. Si erreur il y a eu, c'est à l'époque de le rédaction du règlement intérieur, texte ayant servi de fondement au licenciement.
Penses-tu cher Didier qu'il faille vraiment "hurler avec les loups" et critiquer la Cour de cassation pour cette décision rendue en appelant les députes de ce pays, à l'instar de Monsieur Ciotti, à légiférer dans l'urgence ? C'est assurément confortable, mais est-ce judicieux....
Amicalement
Écrit par : Laporte | 26/03/2013
Cher Laporte,
Effectivement, ton approche est intéressante.
Le problème, c'est qu'un patron "privé" (en l'occurrence celui d'une crèche ouverte au public en général et subventionnée) ne puisse s'opposer à un "foulard" considéré comme un signe ostentatoire de religion dans l'école d'à côté. Même si le règlement intérieur de la crèche signale cette exigence de neutralité quand la candidate se présente à l'embauche.
Résumons: la directrice d'une crèche ne pourrait s'opposer un foulard. Les parents "neutres" ne pourraient donc, s'ils le désiraient, trouver une crèche neutre. Le raisonnement vaudrait aussi pour des maisons de quartier, des missions locales pour l'emploi, des centres sociaux, etc, qui ont une gestion de droit privé.
J'aimerais donc être sûr, cher Laporte, qu'il s'agit bien, comme tu le prétends, d'une histoire de règlement mal rédigé.
Didier Specq
Écrit par : didier specq | 28/03/2013
Cher Didier Specq,
Si tu veux te convaincre de ce qu'il "s'agit bien d'une histoire de règlement mal rédigé" il suffit de te reporter à la motivation de la décision rendue par la Cour de cassation.
Cette décision disponible sur le site legifrance.gouv.fr dit bien :
"Qu’en statuant ainsi, alors qu’elle avait constaté que le règlement intérieur de l’association Baby Loup prévoit que « le principe de la liberté de conscience et de religion de chacun des membres du personnel ne peut faire obstacle au respect des principes de laïcité et de neutralité qui s’appliquent dans l’exercice de l’ensemble des activités développées par Baby Loup, tant dans les locaux de la crèche ou ses annexes qu’en accompagnement extérieur des enfants confiés à la crèche », ce dont il se déduisait que la clause du règlement intérieur, instaurant une restriction générale et imprécise, ne répondait pas aux exigences de l’article L. 1321-3 du code du travail (...)"
Ceci étant dit, après l'émoi des premiers jours durant lesquels il fallait légiférer d'urgence, qui se soucie encore de la crèche de CHANTELOUP-les-VIGNES ? La critique avait pourtant été particulièrement nourrie !
Oui, mais voilà... une autre urgence est passée par là... L'urgence d'hier n'est plus celle d'aujourd'hui. Il faut maintenant légiférer à tout va et sans délai, sur l'évasion fiscale, les ressources des députés, l'indépendance de la justice... Préserver l'éveil des p'tits loups de CHANTELOUP-les-VIGNES dans un milieu neutre et laïc peut attendre !
Ceux qui hier critiquaient les magistrats de la Cour de cassation ne sont-ce pas ceux qui, aujourd'hui - à la faveur d'affaires récentes, affirment la nécessité de garantir et renforcer l'indépendance de la justice ?
Amicalement
Écrit par : laporte | 06/04/2013
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